L’abeille (et le) philosophe

Extraits de « L’abeille (et le) philosophe » de Pierre-Henri & François Tavoillot, Ed. Odile Jacob.

Je vous propose mes notes de lecture pour partager nos connaissances sur notre tout nouveau site.

Pierre-Henri est le philosophe (prof. à la sorbonne), qui butine dans toute la littérature écrite sur le peuple des abeilles depuis l’antiquité jusqu’à nos jours et François est l’abeille ou plutôt l’apiculteur qui butine dans les florilèges des revues apicoles.

Les deux frères, associés dans l’écriture de leur livre explorent une  hypothèse : Homo sapiens projette sur Apis mellifera ce qu’il croit comprendre de sa propre organisation sociale. C’est le thème qui court en filigrane dans le bouquin, assez difficile à lire parce que bourré de citations savantes et richement pourvu de renseignements sur la biologie de l’abeille…

Pour simplifier l’hypothèse, partons de l’observation. L’abeille secrète la pro-polis, qui protège la ruche de toutes sortes d’infections. Littéralement cette substance protège la cité…

L’humain qui étudie l’abeille, au début pour lui prendre son miel (la chose date du néolithique, cf une fameuse gravure rupestre en Espagne) est en même temps formidablement impressionné par l’organisation de la ruche.

Admettons l’idée de départ et partons pour un petit survol de la ruche et de son organisation comme métaphore de la société et de la politique humaine, à la suite des deux frères Tavoilot.

On commence avec les grecs, toujours eux, Aristote & Platon en tête (comme Tom & Jerry, ils sont inséparables, mais moins marrants)… Ces gens là bougonnent, c’est-à-dire qu’ils croient que l’abeille naît des entrailles pourrissantes des chevaux. Bon, c’est pas trop la peine de s’attarder sur ces pages là, à moins d’avoir à faire une thèse en Sorbonne sur la bougonie et une étude sur la notion de reproduction… Quand on pense que les philosophes grec avaient déjà développé l’eugénisme alors que leur compréhension des mécanismes biologiques était aussi faible on comprend le vertige d’aujourd’hui. Au XXIè siècle il est possible de cloner des brebis et des humains, mais pour ce qui est de l’éthique on se réfère encore et toujours à Tom & Jerry !

On passe sur Sénèque (le précepteur du fameux Néron). Là c’est tout aussi instructif : dans son bouquin DE LA CLÉMENCE, le bonhomme s’évertue à expliquer à son mauvais élève que le vrai roi ne fait pas usage de sa force à l’exemple du « roi » des abeilles qui n’utilise pas son dard.

Un petit tour chez les figures de la chrétienté : St Ambroise, patron des apiculteurs fait l’éloge de l’industrieuse petite bête, diligente, pure et chaste. Son discours DE LA VIRGINITE s’adresse en fait aux vierges consacrées qui se destinent à la vie monastique. Le brave Ambroise louche un peu du côté des vestales païennes, plus dévergondées, mais c’est  pour mieux faire valoir les mérites de la vie toute chrétienne.

– Prend donc des ailes, ô vierge, mais les ailes de l’esprit, pour survoler les vices…

On est presque chez Harry Potter avec les sorcières chevauchant leurs balais supersoniques au dessus du chaudron des turpitudes collégiennes …  Passons…

Un peu de coran pour respecter l’équilibre laïc entre les diverses théologies:  La sourate XVI Al-Nahl (les abeilles)  indique que le croyant doit suivre l’abeille car elle mange de bonnes choses et produit de bonnes choses.  Pour le musulman, il y a deux remèdes : le coran et le miel. D’ailleurs, parmi les délices paradisiaques réservés aux élus, sont promis, outre les virginales créatures ailées de St Ambroise, des fleuves de miel purifiés. Gare au diabète !

Venons en à de plus modernes spéculations  avec Jean de Salisbury et son POLICRATICUS, ou les abeilles enseignent l’art de la politique à l’homme de l’an mille et des. Nous sommes au moment historique au un certain Guillaume organise la vie du monde, de Naples à Glasgow avec deux outils : le sabre et le goupillon !

Les choses deviennent enfin un peu plus contemporaines avec un certain Charles Butler, sujet de sa très gracieuse Elisabeth (première de la série, on est encore qu’au XVIIè siècle) dans un livre important à plus d’un titre : FEMININE MONARCHY.

Dès lors, les abeilles sont vues comme des ouvrières, dirigées par une reine fécondée par plusieurs mâles (les faux- bourdons)…

L’apiculture, en France (sous le règne du roi soleil) devient un aimable passe- temps d’aristocrate ( Cf L’ histoire naturelle des abeilles), avant que l’empereur n’en fasse un objet de propagande…

En résumé, au cours de l’histoire, les hommes inventent le travail, la science, la productivité, la politique, l’esclavage, mais c’est l’insecte social qui ouvre le chemin… Jamais les hommes ne sauront forger un univers de servitude aussi parfait, aussi abstrait, aussi invulnérable que la ruche.

Dostoïevski dans « Mémoires écrits dans un souterrain » propose que si l’homme n’a pas créé de société parfaite, de société gardée du mal, du temps et de la mort, ce n’est pas qu’il n’en est pas capable. C’est qu’au fond de lui il ne veut pas, contrairement à l’abeille, se passer de liberté et de chaos…

Mais pourtant, liberté et chaos existent bel et bien aussi dans la ruche…

Les observations de Roesch dans les années 20 ont tout d’abord permis de conclure à une relation étroite entre les tâches des ouvrières et leur âge en jours :

  • Couveuses : de J1 à J6. Restent à proximité du couvain, le réchauffent, nettoient les cellules d’où viennent d’émerger les nouvelles ouvrières.
  • Nourrices : de J6 à J15. Soins aux larves et à la reine.
  • Nettoyeuses, maçonnes, magasinières, ventileuses, gardiennes, cirières… : de J12 à J20.

Dans les années 50 Lindauer énonce une nouvelle théorie selon laquelle la spécialisation des ouvrières serait plutôt liée aux besoins de la colonie et non pas en relation stricte avec l’âge. Ses travaux confirment sa théorie en établissant que chaque cellule reçoit jusqu’à 10.000 visites d’inspection et de distribution de nourriture, celles-ci étant réalisées par des abeilles d’âges différents. Des ouvrières du même âge peuvent s’atteler à la production de cire et au soin des larves. De plus, le nettoyage des cellules peut se faire par des ouvrières de un jour aussi bien que par celles de 25 jours.

Aujourd’hui, Plus particulièrement, aux États-Unis, Huang et Robinson ont montré que le passage de nourrice à butineuse était inhibé par des phéromones produites par les butineuses elles mêmes.

Une diminution de la quantité de butineuses induira un passage plus rapide de nourrice à butineuse. La phéromone royale mandibulaire a également cette capacité. Le Conte et ses collaborateurs ont montré que le couvain produisait une phéromone capable de retarder le passage des nourrices au stade de butineuse.

Une abeille venant d’émerger n’est pas immédiatement capable d’affronter le milieu extérieur de la ruche. Elle est maladroite, lente et inoffensive. On la reconnait à sa pâleur et sa taille légèrement plus petite que celle de ses sœurs plus âgées.

Une ouvrière peut vivre de 28 à 190 jours suivant son mois de naissance, son alimentation, sa race, les conditions climatiques avec notamment la température. Une abeille domestique vivant en groupe va vivre plus longtemps qu’une abeille domestique solitaire. En vieillissant, l’ouvrière va perdre ses poils, la couleur de ses téguments va s’assombrir et elle deviendra plus agressive. Généralement, les ouvrières âgées s’éloignent de la ruche pour mourir …

L’alimentation des habitants de la ruche obéit à des lois complexes. Chaque catégorie d’individu reçoit un type de nourriture équilibrée qui couvre exactement ses besoins. La nature de la nourriture apportée change en fonction de la caste mais aussi en fonction de l’âge de la larve (gelée royale/gelée nourricière, phase claire/phase blanche). Le pollen est surtout consommé par les larves et les jeunes abeilles. Les nourrices visitent en moyenne de 10 à 100 fois par heure chaque cellule du couvain pour l’approvisionnement .

On pourrait même, en observant la ruche trouver que les abeilles ont des comportements qui n’ont rien à envier aux héros et héroïnes des drames de Shakespeare ou aux acteurs des plus noirs romans policiers :

On ne nait pas reine, on le devient. Ce sont les sujets, les abeilles ouvrières qui choisissent, quand elles n’ont plus de reine, d’élever plusieurs larves (de moins de trois jours) en les nourrissant exclusivement avec de la gelée royale. C’est la nourriture qui fera la reine. Encore faut-il que la première née se débarrasse tout de suite de ses sœurs rivales. Donc, elle assassine ses sœurs. Elle a le choix entre deux modes d’assassinat : la sœur qui dort encore est poignardée dans son sommeil. Si la sœur est déjà sortie de sa cellule, alors elle lui livre un combat à mort.

Célébrée pour sa beauté, sa discipline, sa moralité et les douceurs paradisiaque de son miel, l’abeille fonde son règne sur l’assassinat. C’est son mode de vie préféré : la reine quand elle est petite tue ses sœurs à leur naissance, puis quand elle est grande elle assassine les faux bourdons qui ont eu l’impudence de la féconder en plein vol.

La cérémonie nuptiale s’accomplit en effet en plein ciel, ce qui pour les mâles n’est pas sans danger : ceux qui ont eu le privilège de faire l’amour à la reine meurent souvent parce que leur dard est resté coincé dans l’énorme abdomen de la reine. Ceux qui survivent à ce rendez vous dramatique mènent une vie de retraité. A l’approche de l’hiver les ouvrières expulsent de la ruche ces vieux bons à rien…

Les ouvrières gardiennes s’occupent de la sécurité de la colonie. Elles se postent à l’entrée de la ruche et surveillent les allées et venues. Si un intrus tente d’entrer, les gardiennes le combattent pour le faire fuir ou, à défaut, le tuer. Elles utilisent pour cela leurs armes défensives que sont leurs mandibules et leur appareil inoculateur de venin.

Lorsqu’un intrus entre dans la ruche et que les abeilles arrivent à le tuer, elles le sortent à l’extérieur. Cependant, pour des animaux trop gros comme des souris ou des lézards, le transport vers l’extérieur devient impossible. Les ouvrières recouvrent le cadavre de propolis, elles le momifient. Il n’y a pas de décomposition du corps, ni de développement de micro-organismes qui pourraient compromettre à la santé de la ruche.

On voit bien par là que la comparaison entre l’abeille et l’homme devient intenable.

En conclusion, je dirais que l’on trouve  dans ce livre très riche sur toutes les facettes de la vie conjuguée des abeilles et des hommes au cours des temps. De quoi faire notre miel pendant les longues soirées d’hiver. Bonne lecture !

Loading