Les abeilles grises Andreï Kourkov Traduit du russe (Ukraine) par Paul Lequesne éditeur Liana Levi, Paris, 2022. |
Un très grand nombre d’articles ont été écrits à propos du dernier roman d’Andreï Kourkov, principalement en raison de l’actualité de la guerre en Ukraine. Pour les notes de lecture des Petits carrés de Caen, je me tiendrai à un seul aspect du roman, négligé dans la plupart de ces articles, celui de l’apiculture. Si on lit le roman avec la seule idée de voir ce que peuvent faire les apiculteurs du Dombass pour tirer, si j’ose dire, leurs abeilles du guêpier où les plonge la guerre, alors tout le roman devient limpide. Je crois d’ailleurs que c’était le projet d’écriture d’Andreï Kourkov. Mais le feu de l’actualité a orienté les regards du monde entier sur la situation de l’Ukraine face « au grand frère » russe et le roman est devenu une clef pour comprendre l’inexplicable de cette guerre.
Pour preuve, lisons cet extrait de la page 9 :
« La guerre n’avait pas fait naître chez Sergueïtch de peur pour sa vie. Elle avait fait naître chez lui une certaine incompréhension ainsi qu’une brusque indifférence à tout ce qui l’entourait. C’était comme s’il avait perdu tout sentiment, hormis un seul: celui de sa responsabilité. Et encore, ce sentiment- là, capable de susciter de l’inquiétude à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, il ne l’éprouvait qu’à l’égard de ses abeilles. »
Voilà, tout est dit dès le début. Sergueï est un homme simple, ancien mineur retraité, atteint de silicose, un peu alcoolique, complètement dépassé par les évènements, abandonné par sa femme et sa fille et qui n’a plus qu’une raison de vivre : sauver ses abeilles.
Voulant emmener ses abeilles au calme, loin de la pollution des bombes qui contamine son miel, l’apiculteur projette de mettre ses six ruches dans une remorque, d’atteler le tout à sa vieille « Jigouli ou tchetviorka »[1] et de prendre le volant pour quitter les grises étendues dévastées de son Donesk natal. Il veut leur offrir la liberté de butiner dans un pays meilleur. Le seul problème, c’est qu’on est en hiver et qu’il faut attendre le printemps !… Dieu, que c’est long : l’hiver dure de la page 7 à la page 167 quand, enfin, débute le voyage !
C’est pendant toutes ces pages grises que l’on comprend pourquoi Kourkov est ce grand écrivain encensé par la critique. C’est vrai, chapeau l’artiste : à la fin de l’hiver passé avec lui et son copain-petit ennemi- à boire des coups de ratafia au miel, les pieds sur le poêle dans la masure glaciale, coincée en zone grise, sous le sifflement croisé des obus, Sergueï nous est devenu extrêmement sympathique. On a peur pour lui (qu’est-ce qu’il a fait de la grenade que le soldat lui a donnée en échange du pot de miel) et, comme lui, on ne souhaite plus qu’une chose : trouver enfin ce lieu idéal pour vivre en paix !
Enfin ça y est, on part ! C’est un voyage extraordinaire qui nous entraînera des grises étendues de ce Donetsk d’apocalypse jusqu’à la Crimée tatare ensoleillée… Le vieux Sergueï va même y rencontrer — devinez quoi ? — L’amour, mais oui ! et ce seront de très belles pages.
Mais revenons aux ruches et aux abeilles. Sont-elles vraiment grises ? Nous qui ne connaissons que les blondes de Suisse normande et les noires du Calvados, nous brûlons de savoir !
Page 346 nous apprenons que, en langue tatare de Crimée, abeille se dit « balqurtlar » et la ruche « balqurtlar sepeti », c’est une première chose. Mais nous apprenons surtout la méthode d’apithérapie de Sergueï : avant la guerre, le gouverneur de l’Ukraine en personne, venait dormir sur ses ruches, pour se ressourcer !…
Ayant enfin atteint son lieu de paix tant désiré, Sergueï s’allonge lui-même sur ses ruches :
« Sergueïtch sourit en dormant, mais nul ne le vit, il n’y avait personne alentour. Même les oiseaux dormaient. Et les grillons dormaient. Et les chouettes. Seules les abeilles, dans les ruches n’étaient pas gagnées par le sommeil. Elles émettaient un bourdonnement, certes moins fort que le jour, mais dans le silence nocturne de Crimée, assez, pour être audible et perceptible par le corps… »
Alors les amis, quand allons-nous essayer l’apithérapie à la mode Ukrainienne ?
Je vous sens hésitants… Je n’ai pas tout dévoilé de la mystérieuse méthode décrite dans le roman. Pourquoi sont-elles grises ces abeilles ? Et la grenade oubliée, où est-elle ?
Je vous rassure, Sergueï, comme nous, est sous la haute protection de saint Nicolas-le-thaumaturge… Tout se passera bien…
Bonne lecture !
Henri R.